Les super-plateformes, rivales des États ?
(…) De nombreux observateurs considèrent désormais les super-plateformes, plus particulièrement les plateformes américaines, comme des acteurs tout-puissants, dont les prérogatives empiètent sur celles des États. L’existence dans certains pays d’« ambassadeurs pour les questions numériques » constituerait à leurs yeux la manifestation évidente d’un tel état de fait. Ainsi la France ou le Danemark ont l’un et l’autre un ambassadeur en charge des questions numériques.
Or, ces diplomates ont le plus souvent des attributions qui portent sur les affaires numériques en général, et ils ne sont pas exclusivement nommés auprès des plateformes. L’existence d’ambassadeurs pour les questions numériques ne traduit en fait que la réalité suivante : le numérique représente dorénavant un enjeu central pour la diplomatie des nations.
L’apparition de puissances économiques rivalisant avec des États n’est en outre pas l’apanage exclusif de l’ère numérique. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la toute-puissance de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et ses rivalités avec les Provinces-Unies en constituent un précédent.
Peut-on dès lors considérer ces plateformes comme des acteurs géopolitiques au même titre que les États ? Une analyse rapide pourrait conduire à reconnaître aux super-plateformes des pouvoirs quasi régaliens. Il est notamment vrai que les super-plateformes offrent des services de paiement. Et Facebook développe un projet de cryptomonnaie privée, le diem (ex-libra). Cependant, aucun de ces acteurs ne frappe encore monnaie.
Le rôle des plateformes numériques dans le débat public, par la place qu’elles y occupent désormais, pourrait également être associé à une forme de pouvoir de police. Font notamment débat la question des contenus hébergés et les règles d’utilisation que ces firmes fixent et imposent aux utilisateurs — les fameuses conditions générales d’utilisation. Pourtant, là encore, qu’il s’agisse de sanctionner des contenus illégaux, à caractère terroriste ou pédopornographique, le pouvoir de police émane toujours exclusivement des institutions étatiques.
Certaines plateformes (Facebook, ByteDance) ont certes introduit, dans le processus de modération des contenus, des mécanismes qui s’apparentent à une cour d’appel. D’un point de vue juridique, ils ne sont en fait que la réponse de retard et de réaction des systèmes judiciaires étatiques qui « délèguent » encore de facto la gestion de ces sujets aux plateformes.
Quant à l’impôt, aucune des plateformes n’en lève. En revanche, toutes optimisent leur assiette fiscale en s’appuyant sur une fiscalité internationale obsolète conçue à l’ère industrielle, et qui fait l’objet actuellement d’âpres négociations dans le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour l’adapter à l’ère numérique et aux activités mondiales des plateformes. Ces négociations ont abouti en juin 2021, lorsque les ministres des Finances des États du G7 réunis en Cornouailles se sont mis d’accord sur l’instauration d’un impôt minimal pour les multinationales de 15 %, et dans chaque pays où elles opèrent.
Sur la question de la sécurité, les plateformes peuvent être instrumentalisées par certains acteurs. Utilisées lors de mouvements sociaux ayant entraîné la fin de certains régimes — comme lors des printemps arabes —, elles sont parfois perçues comme une menace par des États qui n’hésitent pas à les bloquer ou à les interdire.
La Chine a ainsi depuis longtemps interdit Google (2010), Facebook (2009), Twitter (2009), Instagram (2014) et Twitch (2018). En août 2020, le président Trump a pris un décret visant à bannir la plateforme chinoise TikTok (ByteDance) aux États-Unis. L’application a été décrétée à finalement être suspendue en novembre 2020, et TikTok peut encore être téléchargée et utilisée. L’Inde a également interdit TikTok en juin 2020, ainsi que de nombreuses autres applications chinoises. L’Iran a, de son côté, bloqué l’usage de certaines plateformes américaines.
Les plateformes peuvent également être le vecteur de larges campagnes de désinformation visant à déstabiliser un gouvernement ou à influer sur le résultat d’une élection. Dans ce dernier cas, pour les États, elles représentent une préoccupation nouvelle qui touche à la sécurité et à la défense. A contrario, les flux d’information qu’elles contrôlent les mettent aussi au service des États, notamment via les services étatiques de renseignement. Elles contribuent à la diplomatie des États, tant dans l’espace physique que dans le cyberspace.
Si les super-plateformes ne sont encore loin de ne posséder des prérogatives régaliennes, elles n’en constituent pas moins des organisations qui défient les États par la forme nouvelle de « pouvoir d’infrastructure » qu’elles ont construite au fil des ans.
Ce pouvoir repose sur leur capacité à faire circuler l’information, la stocker, l’exploiter. De ce point de vue, les super-plateformes représentent des infrastructures essentielles à la circulation des flux d’information que ne possèdent pas les États. L’apparition de ces plateformes révèle l’existence d’infrastructures privées par des plateformes, notamment le stockage et la transmission des données à l’échelle mondiale, et est déjà perçue révélatrice de la mondialisation numérique.
Les super-plateformes détiennent ainsi des infrastructures « stratégiques » de stockage et de traitement des flux d’information, concentrées en un nombre limité de domaines (data centers). Contrôlant ces centres, les super-plateformes sont devenues les principaux fournisseurs des systèmes mondiaux de cloud (soutien computationnel). Amazon, Microsoft, Google disposent d’au moins trois fois plus de data centers que tout autre acteur, au moins trois dans chacune des grandes zones suivantes : États-Unis, Asie-Pacifique, Europe-Moyen-Orient-Afrique et Amérique latine. La firme chinoise Alibaba est également très présente dans les mêmes zones. Les super-plateformes tendent donc à concentrer leurs centres de données principalement aux États-Unis (Apple, Facebook, Twitter) ou en Chine (Tencent, Baidu).
Extrait de : ISAAC, Henri. L’irrésistible montée en puissance des super-plateformes numériques dans les relations internationales
In: Questions internationales n° 109 – Septembre-octobre 2022, p. 39–47.
Résumez le texte présenté avec vos propes mots.
CONTEÚDO EXCLUSIVO
Confira nossos planos especiais de assinatura e desbloqueie agora!
Ops! Esta questão ainda não tem resolução em texto.
Ops! Esta questão ainda não tem resolução em vídeo.
Questões Relacionadas
Les super-plateformes, rivales des États ?
(…) De nombreux observateurs considèrent désormais les super-plateformes, plus particulièrement les plateformes américaines, comme des acteurs tout-puissants, dont les prérogatives empiètent sur celles des États. L’existence dans certains pays d’« ambassadeurs pour les questions numériques » constituerait à leurs yeux la manifestation évidente d’un tel état de fait. Ainsi la France ou le Danemark ont l’un et l’autre un ambassadeur en charge des questions numériques.
Or, ces diplomates ont le plus souvent des attributions qui portent sur les affaires numériques en général, et ils ne sont pas exclusivement nommés auprès des plateformes. L’existe…
La famille à Paris
Il est difficile, voire impossible, de se faire aujourd’hui une idée de ce qu’était Paris en ces temps-là. Certainement, l’ambiance latino ne ressemblait guère à celle du romantisme et de la bohème de Murger ; mais elle conservait, même altérée par les longues et vastes avenues de Haussmann, une physionomie originale et pittoresque, car la transformation profonde qui suivit totalement l’Exposition de 1900 n’était pas encore accomplie. Une grande ville française, habitée principalement par des Français, vivant à la manière française, d’une vie intense, c’est certain, mais avec des vestiges d’une existence patriarcale, non encore modifiée par le cosmopolitisme qui allait car…



