RESUMÉ
Intégration, la grande obsession
Dans l’incessant débat sur l’intégration des personnes d’origine arabe et africaine, certains prétendent que les Italiens, les Portugais, les Polonais étaient «moins différents» et s’assimilaient donc sans trop d’encombre. En faisant de cette question un enjeu essentiellement culturel, cette lecture néglige les leçons prodiguées par plus d’un siècle d’histoire de l’immigration.
Comparer l’intégration des diverses vagues d’immigration a toujours été un jeu très prisé des commentateurs. Dans les années 1930, les démographes s’amusaient à mesurer le «degré d’assimilabilité» des étrangers; après la guerre, les experts vantaient les mérites des Nordiques au détriment des Européens du bassin méditerranéen. Depuis trente ans, un consensus semble se dégager pour diagnostiquer une «crise de l’intégration» inédite dans l’histoire de France.
Cette mise en scène de l’histoire conjugue deux présupposés. Le premier consiste à penser que les étrangers s’intégraient plus aisément et plus rapidement hier qu’aujourd’hui. À n’en pas douter, les descendants d’immigrés musulmans subissent actuellement d’importantes discriminations en matière d’emploi, de logement, de contrôles policiers. Mais affrontent-ils réellement un rejet plus important que leurs prédécesseurs? Il paraît vain d’établir une gradation de la xénophobie, et aucun historien ne s’y risquerait. Mais nombre de chercheurs mettent en avant la permanence des mécanismes d’exclusion (sociale, urbaine, symbolique) et des stigmates frappant les personnes d’origine étrangère. Brutaux, sales, voleurs d’emplois, agents de l’extérieur: les Italiens, les Polonais, les Portugais, les Espagnols durent aussi en passer par là, et, bien qu’ils soient chrétiens, on les trouvait trop religieux, superstitieux, mystiques. Le rejet a parfois duré plusieurs décennies. Apparu dans le dernier quart du XIX e siècle, le racisme anti-Italiens ne s’est véritablement éteint qu’après la seconde
guerre mondiale.
Selon le second présupposé, moins souvent discuté, les immigrés européens auraient été plus enclins à «s’assimiler», à abandonner leur identité d’origine pour embrasser pleinement la culture française, que leurs homologues originaires des colonies. Rien n’est plus faux. Chaque génération d’immigrés a eu le souci de préserver son identité d’origine et de la transmettre à ses enfants; chaque génération a été traversée par des clivages entre ceux qui voulaient s’assimiler et ceux qui restaient attachés à leurs particularismes.
À la fin du XIX e siècle, il n’était pas rare que les Italiens renvoient leurs enfants au pays jusqu’à l’âge de 12 ans, avant de les faire revenir en France. À Paris, Montreuil, Marseille, Nice ou Nogent-sur-Marne, certains quartiers regorgeaient de boutiques de produits transalpins, de cafés-hôtels qui accueillaient les nouveaux arrivants, de bars où les exilés se retrouvaient pour jouer à la morra («mourre») — un jeu de cartes traditionnel — ou pour écouter de l’accordéon, instrument alors typiquement italien. Grâce au libéralisme de la loi du 1er juillet 1901, les Italiens ont pu cultiver cet entre-soi en fondant des dizaines d’associations culturelles, sportives, récréatives, de bienfaisance réservées à leurs compatriotes. Pour satisfaire l’état civil — qui imposait alors de choisir des noms du calendrier français —, les immigrés appelaient certes leurs enfants Albert et Marie, mais, dès la sortie de l’école, tout le monde les appelait Alberto et Maria.
Les Polonais arrivés après la première guerre mondiale entendaient encore davantage préserver leur «polonité». Ils se mariaient entre eux, refusaient toute naturalisation, interdisaient à leurs enfants de parler français à la maison. Certaines villes du Pas-de-Calais comptaient deux clubs de football: le premier pour les Polonais, le second pour les Français et les autres étrangers. Lors des grandes fêtes religieuses, durant l’entre-deux-guerres, les membres de la communauté revêtaient des costumes traditionnels, puis défilaient en chantant des cantiques, ce qui ne manquait pas de déplaire à la population locale.
Loin de l’assimilation fantasmée par certains, l’«intégration à la française» s’apparente plutôt à un cheminement vers «l’invisibilité, qui ne veut pas dire la fin des différences, mais l’acceptation par le milieu d’accueil, où personne ne se préoccupe plus des différences». Or ce «chemin vers la transparence» n’a pas été tracé à coups de circulaires ministérielles, de colloques universitaires ou de tribunes ronflantes dans la presse: il a été le résultat de contacts et d’échanges quotidiens entre les populations minoritaires et leur milieu d’insertion, c’est-à-dire le plus souvent un milieu urbain, populaire, ouvrier.
L’histoire a largement balisé les sentiers de cette intégration: le travail, à une époque où la solidarité ouvrière, le sentiment d’appartenance professionnelle et la conscience de classe étaient vifs; le service militaire et les deux guerres mondiales, qui réunirent sous le même drapeau Français et descendants d’étrangers; l’école, alors lieu d’acclimatation à la culture dominante et outil d’ascension sociale pour les enfants d’immigrés; l’Église catholique, qui tentait de s’attirer les fidèles étrangers en leur proposant patronage et services de bienfaisance; les luttes sociales et le militantisme au sein des organisations de gauche, quand le Parti communiste français, la Confédération générale du travail (CGT) et leurs associations satellites (Secours populaire français, Union des femmes françaises, Tourisme et travail…) servaient encore de «machines à intégrer»; la ville populaire ancienne, qui offrait une certaine mixité sociale et ethnique et dont les rues animées favorisaient les rencontres entre personnes de toutes origines.
La plupart de ces sentiers sont aujourd’hui barrés. Dans un contexte de chômage de masse et de concurrence généralisée au sein des classes populaires, le travail joue désormais un rôle de division plutôt que de rapprochement. Les bancs des églises sont désertés, les organisations progressistes vidées de leurs adhérents, et les banlieues populaires connaissent une ségrégation socio-ethnique toujours plus importante, qui se répercute sur l’école à travers la carte scolaire (ou à travers son contournement par les familles les plus aisées). Faire de l’origine des descendants d’immigrés l’unique source de leurs «problèmes d’intégration» conduit à négliger le contexte social de cette intégration. Et à transformer en questions identitaires des demandes qui sont pour la plupart profondément sociales: l’égalité face à l’emploi, l’école, la police, la justice, le logement, le droit de pratiquer (ou non) sa religion.
BRÉVILLE, Benoît. Le Monde Diplomatique. Février 2018. Internet: <www.monde-diplomatique.fr> (texte adapté).
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